L’audience s’ouvrit un lundi matin à neuf heures.
Le juge était un énorme chauve aux larges joues molles, la tête en forme d’outre, comme si le haut du crâne avait dégouliné dans ses joues. Il évoquait un poisson, de ces gros poissons trapus qu’on trouve sur le marché, des yeux ronds, pas de bouche, une face d’un gris éteint, une immobilité de cadavre, une perruque dont les crans formaient des rangs d’écailles. Des bras pas plus longs que des nageoires sortaient des plis de sa robe. La peau truitée de ses petites mains semblait gonflée d’eau. Il répondait au nom de juge Alpha et l’on s’étonnait presque d’entendre une voix timbrée, claire et précise, sortir de cette placide masse. Je tremblai en songeant que c’était cet être qui devait décider de mon humanité.
Il régnait une chaleur d’étuve. Les femmes s’éventaient et les hommes s’épongeaient le front. Je m’en réjouis car ma sueur de malade ne se remarquerait pas. Je m’étais aspergé d’eau de Cologne pour masquer mon odeur de pourriture. Je baissai mes paupières charbonnées par la fièvre pour éviter qu’on remarquât le rhizome sanguin qui marbrait ma cornée et il ne me restait qu’à contrôler les grimaces de mon visage si mes plaies m’envoyaient des douleurs fulgurantes.
Me Calvino, l’avocat de la partie demanderesse et le commissaire Léviathan, qui représentait l’État, se serrèrent la main avant le procès comme deux joueurs de tennis au-dessus du filet. Tel l’arbitre au sifflet, le juge Alpha donna un coup de marteau, résuma les règles et le match commença.
Mon avocat me décrivit comme un individu à la dérive, frappé d’amnésie, qui avait accepté, en rencontrant Zeus-Peter Lama, de se prêter à une expérience dont il n’avait pas mesuré les conséquences. Devais-je payer jusqu’à la fin de mes jours ce moment d’égarement ? Pouvait-on perdre son humanité même si l’on abdiquait par écrit de sa liberté et si l’on se remettait entre les doigts d’un artiste ? Non, l’humanité était un bien inaliénable dont on ne pouvait se dessaisir ni être dessaisi.
Il fit comparaître Fiona en tant que plaignante. Lorsqu’elle se présenta, je me redressai, je tentai de maîtriser les tremblements dus à la fièvre qui reprenait. Elle évoqua avec pudeur notre histoire d’amour et souligna mon désir d’assumer mes responsabilités de père. Le commissaire Léviathan, rapporteur au gouvernement, bondit sur elle.
– Avez-vous l’habitude de tripoter les œuvres d’art ?
– Pardon ?
– Puisque vous êtes fille de peintre d’après ce que je comprends, avez-vous l’habitude de manipuler les toiles ?
– Oui.
– C’est-à-dire ?
– Je les porte, je les range, je les nettoie, je les vernis, je les encadre. Que sais-je encore ?
– Vous sentez-vous tous les droits sur une œuvre d’art ?
– Je n’ai aucun droit sur une œuvre d’art. En revanche, j’ai le devoir de la respecter.
– Est-ce respecter une œuvre que de coucher, nue, avec elle ?
– Adam n’est pas une œuvre d’art.
Dans le public, Zeus-Peter Lama jaillit de son siège.
– C’est un scandale ! Je proteste !
D’un coup de marteau, le juge Alpha imposa le silence. Fiona reprit :
– Adam est un homme. Et il voulait autant que moi ce qui est arrivé.
– Avez-vous songé, mademoiselle qui nous intentez ce procès, que nous pourrions, nous, vous accuser d’endommager le patrimoine de l’État ? D’agir en vraie vandale ?
– Si vous me prouvez qu’Adam n’est qu’un objet, enfermez-moi.
– Nous ne disons pas qu’il est un objet mais une œuvre d’art.
– Ah oui ?
Cette fois-ci, c’est Durand-Durand qui bondit de son siège.
– À dix millions, si ce n’est pas du patrimoine, qu’est-ce ? Je rêve !
Avec son marteau, le juge Alpha tapa de nouveau sur les bruits et le silence revint.
Me Calvino convoqua ensuite Carlos Hannibal et l’aida à venir à la barre.
Hannibal avait pris une canne afin de, par un fort boitillement, détourner l’attention de ses yeux aveugles sur sa hanche en faisant croire qu’un blocage l’empêchait de se déplacer.
Je remarquai que Zeus-Peter Lama l’observait de ses prunelles d’aigle aux éclats sombres.
– Que pouvez-vous nous dire sur Adam ?
– C’est un garçon délicieux, très féru de peinture, avec un jugement remarquable quoique assez ingénu. Il passait des heures à me regarder travailler.
– Que lui est-il arrivé ?
– Il est victime de notre époque. Ou plutôt du discours que notre époque tient sur elle-même. On nous dit que l’apparence est importante, on nous propose d’acheter des biens et des services qui changent ou améliorent notre apparence – vêtements, régimes, coiffures, accessoires, voitures, produits de beauté, produits de santé, produit de standing, voyages au soleil, opérations chirurgicales. Je suppose qu’Adam, comme tant d’autres, est tombé dans ce piège. Il a dû être très malheureux lorsqu’il s’est cherché là où il ne pouvait pas se trouver : dans les apparences. Puis il a dû être très heureux quand cet escroc lui a proposé une nouvelle et frappante apparence. Enfin, il a dû se rendre compte qu’il s’était engagé dans une impasse. Je l’ai rencontré à ce moment-là.
– Pourquoi appelez-vous Zeus-Peter Lama un escroc ?
– Parce qu’il y a un nom juste pour tout.
Le commissaire Léviathan, Zeus-Peter Lama et Durand-Durand se mirent à brailler ensemble des protestations qui allaient de l’insulte – Zeus-Peter Lama – au détournement de procès – Léviathan. Je profitai du brouhaha pour m’essuyer le visage et effacer les suppurations qui s’ouvraient sous mes oreilles.
Le juge Alpha écrasa les cris sous son marteau.
– Peu importe ce que je pense de Zeus-Peter Lama, reprit Hannibal. Même s’il était Michel-Ange, son génie ne justifierait pas qu’il mette un garçon à terre et le transforme en objet. Michel-Ange n’y aurait d’ailleurs pas songé. L’art est fait pour l’homme, par l’homme, mais l’art n’est certainement pas un homme. La signature de Zeus-Peter Lama à même la chair d’Adam a gâché sa vie. Ni vous, ni moi, ni l’État, nous ne devons nous rendre complices de cet abaissement. Libérez-le.
Zeus-Peter Lama se leva et cria :
– Dis, Hannibal, est-ce parce que j’ai les cheveux blancs que tu ne me reconnais pas ?
– Je te reconnais très bien, Zeus-Peter Lama, dit Hannibal en se tournant vers la voix, tes cheveux blancs ne changent rien à l’affaire.
Zeus-Peter Lama éclata de rire. Dénouant ses longs cheveux noir corbeau de son catogan, il prit l’assistance à témoin.
– Il est aveugle ! Carlos Hannibal nous donne des leçons de peinture et il est aveugle ! Il nous donne des leçons de morale et il nous ment !
Comprenant qu’il s’était fait piéger, Hannibal pâlit. Fiona se mordit le poing et Me Calvino s’interposa.
– Quel rapport avec notre procès ?
– M. Lama se borne à remarquer, dit le commissaire au gouvernement Léviathan, la qualité de vos témoins. Une vandale qui tombe en cloque entre les tubes d’huile et un père complaisant qui prétend barbouiller alors qu’il a perdu la vue.
– Et alors ? Beethoven était sourd, autant que je sache, riposta Me Calvino.
– J’ai vu très bien et très longtemps, dit Hannibal pour s’excuser d’une voix que la honte rendait chevrotante, c’est récent… et puis, de toute façon, je ne peins que l’invisible, vous savez.
– Quel est le prix auquel vous avez vendu votre dernière toile ?
– Je ne me rappelle pas… je vends peu… Combien ?… Pas cher… De quoi payer nos repas pendant trois semaines…
– Comment peut-on mettre sur le même plan un badigeonneur raté, provincial, non-voyant, avec Zeus-Peter Lama, célébré dans le monde entier, dont l’Adam bis s’est vendu jusqu’à trente millions ? conclut Léviathan. J’aimerais qu’on revienne à un peu de bon sens dans cette audience.
Le juge Alpha darda un regard vitreux et mauvais au rapporteur car il lui semblait que c’était lui qui aurait dû lancer cette réplique. Furieux, il hocha plusieurs fois sa tête qui s’enfonça dans son cou gras en transmettant des ondes d’agacement puis revint à l’accusation en demandant si elle avait d’autres témoins à produire.
Me Calvino ordonna à l’huissier d’appeler Rolanda.
Un frémissement d’admiration accompagna l’entrée de Rolanda, tel un sillage d’écume. Rolanda s’assit à la place des témoins, redressa le dos, cambra les reins, croisa les jambes et offrit au public son nouveau visage : La Rolanda taurine, dite aussi La Déesse Vache. Tous les journaux en avaient parlé mais aucune photo n’avait encore été prise. Nous avions donc la primeur de découvrir sa nouvelle métamorphose : elle s’était fait greffer deux cornes sur le front, agrandir les yeux, épater les narines et portait sur sa poitrine opulente et nourricière un superbe collier en vieille corde des Alpes orné d’une cloche tyrolienne.
– Rolanda, merci de nous accorder l’honneur de cette visite, dit Me Calvino avec maintes courbettes obséquieuses. Pouvez-vous expliquer à la cour pourquoi vous intervenez en faveur d’Adam ?
– Parce que très fatigant.
– C’est-à-dire ?
– Très fatigant, être Rolanda. Surtout Rolanda taurine. Cornes gêner. Cloche lourde. Rolanda expressionniste, très fatigant aussi. Sept opérations. Peau très tirée. Ecchymoses. Plus fermer yeux nuit. Obligée alimenter avec paille. Manger soupe. Que soupe. Perdre dents. Très très fatigant être œuvre d’art. Mais Rolanda aimer public. Rolanda tout faire pour public.
– Vous voulez dire qu’Adam bis doit souffrir beaucoup ?
Elle me jeta un regard d’une demi-seconde.
– Beaucoup souffrance. Uriner comment ?
– Ce que vous voulez nous dire, Rolanda, c’est qu’on doit reconnaître que subir ces opérations puis poser dans les musées est un véritable travail ?
– Énorme travail. Rolanda épuisée.
– Et qu’un être humain doit être rémunéré pour son travail ?
– Rolanda chère mais pas tant.
– Et qu’il est scandaleux qu’Adam, comme vous, se donne cette immense peine pour rien, sans avoir droit à un salaire ?
– Rolanda avoir imprésario. Rolanda proposer imprésario Adam.
– Sans avoir droit à un salaire, mesdames et messieurs, ni à une vie privée ?
– Rolanda pas vie privée ! Pas temps. Tout donner public. Pas envie non plus. Cicatrisations. Amants trop conventionnels. Parfois pas reconnaître Rolanda. Rolanda femme totale. Pas trouver homme total. Adam vie privée ? Adam coucher ?
– Sa fiancée Fiona, ici présente, est enceinte de lui.
– Mais uriner comment ?
– Le ministère public remercie Rolanda de nous avoir comblés et honorés par sa présence et de nous avoir livré quelques secrets de sa philosophie.
Rolanda allait se relever quand Léviathan l’arrêta et demanda, au nom du gouvernement, à l’interroger.
– Vous considérez-vous, chère madame, comme un objet ou comme une artiste ?
– Rolanda artiste. Corps matière.
– Si vous deviez vous comparer à quelqu’un, vous compareriez-vous plutôt à Zeus-Peter Lama, ce génie reconnu et apprécié par l’intégralité de la planète, ou bien à l’Adam bis ?
Rolanda hésita. Un tic lui souleva le sourcil droit, ce qui eut pour effet d’agiter dangereusement sa corne droite.
– Rolanda comme Zeus-Peter Lama.
– Donc vous ne vous considérez pas comme un objet ?
– Rolanda plusieurs objets. Donc pas objet. Rolanda fil d’Ariane de métamorphoses. Rolanda poésie totale.
À partir de là, sans que personne ne pût l’arrêter, Rolanda continua son discours en japonais. Nous apprîmes, par la suite, qu’elle nous gratifiait d’une conférence qu’elle avait enregistrée pour l’exposition de Tokyo ; or, sur le coup, personne n’en comprit rien et toutes les interventions de Léviathan, du juge Alpha et de Me Calvino pour la ramener à notre langue furent sans efficacité. On lui posait des questions qu’elle écoutait en hochant des cornes puis elle y répondait dans l’idiome du Soleil Levant. Prolixe. Enthousiaste. Intarissable.
On dut remercier dix fois La Déesse Vache avant qu’elle ne se décidât à quitter la salle sous les applaudissements, cueillant un baisemain de Zeus-Peter Lama au passage.
La défense exultait. Il semblait que le commissaire Léviathan avait retourné tous les témoins de la plaignante en faveur du gouvernement. Il allait désormais produire les siens.
Me Calvino s’épongea le front. Je me sentais si faible que je ne contrôlais plus mes frissons. J’entendais mes dents claquer les unes contre les autres comme s’il s’était agi de la mâchoire d’un étranger.
Le juge Alpha annonça qu’on ne ferait pas de mi-temps et que le match continuait.
– J’appelle Zeus-Peter Lama, clama Léviathan.
Zeus-Peter Lama s’ébroua, gonfla ses plumes et vint poser son profil aquilin auprès du juge. Conscient qu’il devait plaire, il déverrouilla ses lèvres et offrit, un instant, la vision de ses pierres précieuses à la cour.
– Racontez-nous votre rencontre avec Adam.
– J’ai rencontré Adam au bord d’une falaise, alors qu’il voulait se donner la mort. Je lui ai proposé une vie de rechange, pas une vie d’homme mais une vie d’objet.
– Que vous a-t-il répondu ?
– Qu’il n’en avait rien à faire. Il m’a suivi cependant et il m’a signé ensuite le papier que voici : « Je me donne entièrement à Zeus-Peter Lama qui fera de moi ce qu’il désire. Sa volonté se substitue à la mienne en ce qui me concerne. Avec toute la force et la volonté qui me restent, je décide librement de devenir sa complète propriété. moi. »
– Pourquoi a-t-il signé moi ?
– Parce qu’il ne savait plus qui il était.
– Comment considérez-vous ce papier ? Pourquoi vous semble-t-il important dans ce procès ?
– Il exprime les dernières volontés d’un mourant. Certains, à l’agonie, cèdent leurs corps à la science. Adam, lui, l’a cédé à l’art. Quelle différence ? C’est le même geste. C’est la même intention.
Me Calvino sortit de sa cache comme une marionnette à ressort.
– Cependant, si Adam a cédé son corps de son vivant, il n’est pas mort après.
– Certes. Quoique ce fut une manière de mourir à son ancienne personnalité, une façon de quitter sa vie précédente. Cette opération représentait au fond un suicide voulu et réfléchi.
– Un suicide qui l’a laissé vivant !
– Un suicide qui l’arrachait à sa condition d’homme et qui lui a permis de commencer une nouvelle existence sous la condition d’œuvre d’art.
– N’avez-vous éprouvé aucune gêne à vendre Adam bis ?
– J’ai toujours vécu de mon travail. J’ai donc toujours vendu mon travail.
– Vendre un homme, c’est pratiquer l’esclavage, non ?
– J’ai vendu le travail que j’avais opéré sur un homme qui, de son plein gré, avait cessé d’être un homme pour devenir un objet. Cela n’a aucun rapport avec l’esclavagisme. Vous connaissez des esclaves volontaires, vous ?
– Mais quand cet homme, aujourd’hui, proteste et change d’avis, que pensez-vous ?
– Je me dis qu’il a tort.
– Rien d’autre ?
– Que c’est dorénavant le problème de son nouveau propriétaire : l’État. De toute façon, comme je le dis toujours : sans moi, l’humanité ne serait pas ce qu’elle est.
Puis, sans demander s’il y avait d’autres questions, Zeus-Peter Lama se leva et quitta la salle. La cour en demeura médusée.
Le juge Alpha appela Léviathan près de lui pour exiger que l’artiste revînt demander la permission de partir mais, quand le commissaire l’eut convaincu qu’un après-midi ne suffirait pas à obtenir une exigence qui semblerait aberrante au grand génie, il abandonna de mauvaise grâce.
– Témoin suivant ! dit le juge Alpha en se vengeant sur son marteau.
Durand-Durand, frétillant, baveux, excité, vint témoigner de l’importance de sa tâche de conservateur, expliquant et réexpliquant avec volubilité qu’on ne pouvait autoriser qu’une pièce appartenant aux collections du Musée national sortît et menât sa propre vie ; elle devait être confiée à des mains expertes sous peine de dégradation rapide. Le juge Alpha le considéra, l’œil morne, avec ce regard du gros brochet repu pour le petit goujon.
Enfin, un grand juriste, membre du Conseil d’État, vint exposer son point de vue d’expert. L’œuvre Adam bis avait été l’objet de deux ventes parfaitement légales, une première cession privée au milliardaire Stavros, une deuxième au Musée national dans le cadre d’une enchère publique, et l’on ne pouvait annuler ces transactions. D’autant que la dernière avait coûté beaucoup à l’ensemble des contribuables. Il parlait d’un ton détaché, sans apprêt, sans vigueur, sans chercher à nous intéresser, comme on récite une prière. Tout le monde s’assoupissait, sauf le juge Alpha, les yeux ronds, parce qu’il n’avait sans doute pas de paupières.
Me Calvino fit sursauter la salle en intervenant :
– Acheter un homme à un autre homme, n’est-ce pas, selon la loi, pratiquer l’esclavage ?
– L’Adam bis n’était pas présenté à cette vente comme un homme, il était décrit et numéroté comme une marchandise. Il appartenait à la succession Stavros.
– Soyons sérieux. Il s’agit d’un être humain.
– Certains êtres humains, dans le cadre de certains protocoles, se prêtent à des expériences qui les sortent des normes ordinaires. Je considère que le papier signé à Zeus-Peter Lama est un protocole de cet ordre.
– Aucun protocole n’abolit l’humanité.
– L’exception fait la règle, Me Calvino, vous le savez très bien. De surcroît, après les dix millions dépensés par la communauté publique, je trouve l’idée seule d’ouvrir un procès assez irresponsable. Mes collègues et moi n’arrivons d’ailleurs pas à saisir comment la plainte de cette jeune femme a pu même être reçue. Si, par extraordinaire, cette cour prenait une quelconque décision attentait au statut de l’œuvre Adam bis, l’État est d’ores et déjà décidé à dénoncer ce tribunal comme incompétent. Tenez-vous-le pour dit.
Le juge Alpha s’absorba dans l’observation d’une mouche qui tournait autour de lui, comme si son unique souci n’était plus que de la gober.
Me Calvino tenta de lutter.
– Je croyais que vous étiez venu témoigner, non menacer. On n’intimide pas un tribunal libre.
– Certes. Mais on peut lui rappeler l’heure s’il l’oublie.
L’inquiétante sommation avait jeté ses filets sur l’assemblée. Les nuques s’étaient raidies. Un silence embarrassé poissait l’air. Les regards se tournaient vers la fenêtre, simulant la distraction. Il semblait que chacun n’était plus là que pour attendre le bus.
Un délicat coup de marteau marqua le retour à la normale. Le juge Alpha remercia le juriste et demanda à entendre les deux plaidoiries afin que la cour allât délibérer.
– C’est foutu, me glissa Me Calvino à l’oreille. La lâcheté va gagner. Je sais déjà qu’on ne m’écoutera pas.
Il pressa ses paupières au bout des doigts.
– Je suis désolé, Adam.
Je ne pouvais pas répondre. J’avais la cervelle morte. Rien ne changerait, j’en étais convaincu. Je passerais ce qui me restait à vivre dans la cellule de ce corps, au pénitencier du Musée. Mon enfant naîtrait et grandirait sans moi. Pour Fiona et lui, je deviendrais un souvenir. De toute façon, je sentais que ma peau se fendait de toutes parts, que les brûlures s’approfondissaient, que les prothèses s’infectaient et qu’une septicémie violente allait bientôt résoudre mes problèmes et me conduire dans une tombe.
Soudain la porte du fond s’ouvrit avec fracas et Fiona surgit, les cheveux plus roux que jamais, tenant Zeus-Peter Lama par le bras.
– Arrêtez tout ! M. Zeus-Peter Lama a une communication d’importance à faire. Un témoignage capital.
Elle avança dans l’allée, tirant plus qu’elle ne guidait le peintre. Celui-ci, contraint, tête baissée, semblait marcher à reculons.
– Cette irruption est irrégulière, protesta le juge Alpha.
– Nous ne pouvons faire l’économie, dans un procès de cette importance, d’écouter une dernière fois le créateur de l’objet, gémit Me Calvino d’une voix hypocrite.
Le juge Alpha hésita puis invita l’artiste à rejoindre le siège des témoins.
Zeus-Peter Lama s’assit, me désigna et prononça sur un souffle :
– C’est un faux.
Tout le monde entendit, personne ne comprit. Aucune réaction ne vint. Zeus eut l’impression d’avoir tiré un coup pour rien.
– C’est un faux, répéta-t-il en me montrant. Ceci n’est pas mon œuvre, Adam bis, mais une imitation assez bien réussie.
Me Calvino jaillit de son siège comme l’oiseau hors de la cage.
– Qu’est-ce qui vous donne à penser cela ?
– C’est un soupçon que j’ai depuis tout à l’heure. Il faudrait bien sûr que je le vérifie.
– Avez-vous un moyen sûr d’authentifier votre travail ?
– J’ai une double signature. Un procédé secret qui me permet de reconnaître les copies.
– Pouvez-vous procéder à l’examen ? Ici ? Sur-le-champ ?
Zeus-Peter Lama se leva à contrecœur et s’approcha de moi. Le commissaire Léviathan l’arrêta.
– Allons, c’est ridicule ! Il n’y a qu’un seul Adam bis. Ce que nous avons sous les yeux ne peut pas être un faux.
– Laissez-moi vérifier.
– Allons, cher grand artiste, ne cédez pas à ces crises neurasthéniques qui fondent sur les génies. Personne au monde n’est capable d’imiter ce que vous créez. On ne peut pas copier un tel chef-d’œuvre.
Zeus hésita. Il était prêt à renoncer. Il allait repartir. Puis son regard croisa celui de Fiona et, docile, il revint vers moi.
– Je tatoue deux signatures sur chacune de mes sculptures vivantes, placées chacune à des endroits difficiles à déceler : l’aisselle droite et le pied gauche entre les deux derniers doigts. Si cet objet porte ces marques, il est le mien. Sinon…
Je crus défaillir. Connaissant déjà la réponse, je tâchai de me contrôler.
Mon cœur était soulevé d’une brusque chamade.
Zeus m’ausculta, découvrit les vésicules et les suppurations autour des scarifications, me jeta un œil surpris, n’en dit pas un mot, poursuivit sa prétendue expertise en se bouchant le nez puis retourna vers le tribunal.
– Monsieur le Juge, messieurs de la cour, ce que vous avez devant vous n’est qu’un faux.
Léviathan s’accrocha à sa table et se mit à tanguer en hurlant :
– C’est impossible ! Comment aurait-on substitué cette sculpture à l’autre ? Où est l’original ?
– Je l’ignore, répondit Zeus d’une voix usée. En tout cas, je certifie que cette chose n’est pas ma composition.
– Dix millions ! Dix millions pour un faux ! Vous rendez-vous compte de ce que vous dites ?
– L’État avait acheté le vrai. Je l’avais vérifié lors de l’exposition à la salle des ventes. Maintenant je retrouve un faux. Je n’explique pas, je constate. Ordonnez une enquête ! Faites votre travail, que diable !
Zeus-Peter Lama se redressa dans sa colère. Il redevint superbe pour insulter l’assemblée.
– Où est passée ma création ? Le produit de mon génie ? Je vous confie quarante ans de ma vie et vous l’égarez comme une épingle ? Où est on ? À qui parle-t-on ? Où va l’argent du contribuable ? Rendez-moi mon œuvre ! Rendez-moi mon œuvre !
Il quitta la salle en claquant la porte. Le public le suivit en scandant ses paroles.
– Rendez-lui son œuvre ! Rendez-lui son œuvre !
Le commissaire au gouvernement Léviathan s’évanouit, Durand-Durand commença à boxer ses assistants, le juge Alpha saisit son marteau à deux nageoires pour achever de fendre son pupitre tandis que Fiona, dans son coin, mutine, m’adressait un clin d’œil.
– Débarrassez-moi le plancher de ça. Nous n’avons pas à nous encombrer d’une vulgaire imitation !
Les hommes de ménage me posèrent, tremblant comme une feuille, sur un carton dans le hangar à poubelles.
Fiona m’y attendait, un sac de vêtements à la main. Je me couvris puis nous nous embrassâmes longuement.
– Viens. Une ambulance nous attend dans la rue adjacente.
– Savais-tu que j’étais malade ?
– Oh, Adam, comment peux-tu croire que je ne l’avais pas remarqué, dès le premier jour, au musée ?
Appuyé sur elle, sans forces, je montai dans la voiture. Elle avait apporté mon portrait par Hannibal afin de guider le bistouri des chirurgiens en leur montrant à quoi je ressemblais avant de devenir de la chair à modeler.
Je ne pouvais pourtant pas me laisser aller à la tendresse des retrouvailles avant d’avoir reçu des explications.
– Fiona, comment as-tu donc fait ?
– Je me suis posé une question très simple : qui a-t-on mis dans le cercueil qu’ont suivi tes parents ? Je savais que tu avais servi, endormi et maquillé, à l’identification de la morgue. Mais ensuite ? N’y avait-il que des sacs de sable dans le sapin ? J’ai interrogé les employés des pompes funèbres et le commissaire de police qui m’ont tous confirmé qu’il y avait un cadavre avant que l’on ferme la boîte. Qui ? Qui était ton corps après la morgue ? Et qui était ton corps avant ? Car on avait bien repêché un noyé non loin de la falaise. Je me suis alors souvenue d’un détail que tu m’avais donné. J’ai vérifié. J’ai trouvé. Je suis allée voir Zeus et il m’a suivie.
– Quoi ? Qu’as-tu découvert ?
– Zoltan, le chauffeur de Zeus-Peter Lama, n’est pas parti en vacances dans sa famille le jour de ton suicide. En tout cas, il n’y est jamais arrivé, faute d’avoir pris l’avion. Je l’ai contrôlé auprès des siens et à l’aéroport. Donc…
– Zeus a tué Zoltan ?
– Disons qu’il l’a poussé.
– Te l’a-t-il avoué ?
– Il n’a rien avoué mais il est devenu très coopératif. C’est lui qui a trouvé cette solution : te faire passer pour un faux.
– Et maintenant ?
– Il court après les beautés déjà transformées et vendues pour leur infliger les tatouages dont il a prétendu marquer ses sculptures au procès. Le commerce passe avant le scrupule chez Zeus-Peter Lama.
– Je suis donc libre ?
– Évidemment, puisque tu ne vaux plus rien.